Extrait de Cent pour sang

Chapitre 2 : Trondheim

 

Le lendemain matin.

Bis repetita. Le caporal qui me réveille moi, et pas Brady, Ham, ni Hoerr. Tous les autres sont partis. L’ordonnance me dit : « Le lieutenant Payne a eu des maux d’estomac et se retrouve à l’infirmerie à Norwich.

— Une autre mission d’entraînement ?

— Je ne sais pas, mon lieutenant. On ne pouvait pas prévoir que le lieutenant Bubbles ne serait pas là, vous ne deviez pas être appelé.

— Ça veut dire que je vais encore sauter le petit-déjeuner ?

— Désolé, mon lieutenant. Dépêchez-vous, mon lieutenant. »

Au lieu d’enfiler mes vêtements de vol, je les ai jetés dans mon sac en toile A-3. J’ai vérifié mon kit de navigation et j’ai eu un petit sourire en constatant que je n’avais pas besoin de me réapprovisionner en sacs à vomi.

Dans la jeep, mes trois sacs à l’arrière, moi sur le siège avant droit, pas tout à fait réveillé. Un trajet rapide, à toute allure, jusqu’au parking avions. Il faisait froid. Je pouvais voir le souffle du caporal. J’ai été stupide de ne pas mettre mes gros vêtements de vol.

Déjà la plupart des avions alignés sur les aires de stationnement, à environ 200 pieds les uns des autres le long des voies de circulation, avaient leurs hélices qui tournaient.

Blake et son équipage étaient dans l’avion, les moteurs tournant à plein régime pour le point fixe. Le chef navigateur du groupe, le lieutenant Omar Gonzales, est arrivé en jeep et m’a remis les cartes et les documents de briefing.

« Vous allez faire un long voyage, Harry, a-t-il dit. Je suis désolé que nous n’ayons pas pu vous briefer. J’ai tracé la navigation sur la carte et j’ai mis les coordonnées dans votre carnet de route. »

Puis il a souri timidement. « J’espère que vous ferez honneur aux navigateurs. »

Pour éviter l’escalade peu pratique par la porte avant, j’ai fait le tour jusqu’à la porte du fuselage. Charlie Via regardait la lumière du soleil à travers le canon d’une mitrailleuse.

« Vous êtes mitrailleur aujourd’hui ? lui ai-je demandé.

— Officier de contrôle de la formation, a-t-il répondu.

— Qui sera à votre place ?

— Le colonel Harding. »

Je n’avais pas assez d’expérience dans un équipage de tête pour réaliser ce qu’impliquait le fait de voler avec un colonel comme commandant de mission.

Je suis entré dans le fuselage de la Forteresse en traînant mes trois sacs derrière moi et j’ai marché, la tête baissée pour éviter de me cogner, jusqu’au compartiment radio et la soute à bombes. Quatre bombes de démolition de 500 livres. Nous n’emportions qu’une charge légère, ce qui signifiait une longue mission. J’ai passé la cloison qui mène au poste de pilotage. J’ai vu le colonel Chick Harding dans le siège du copilote. Il a jeté un coup d’œil par-dessus son épaule gauche et m’a fait signe de passer.

Je me suis laissé tomber par l’écoutille et j’ai rampé jusque dans le nez de l’appareil. Assis devant ma petite table à cartes sur le côté gauche du compartiment, j’ai déroulé mes cartes. Une longue ligne rouge partait vers l’est jusqu’à Great Yarmouth, puis au nord et au nord-est jusqu’à la mer du Nord. J’ai suivi la ligne rouge jusqu’au bord de la carte et j’ai tâtonné pour trouver la carte suivante.

Celle-ci montrait notre route au-dessus de l’eau.

Je me suis dit : « Nous allons survoler la mer avant de virer à l’est vers Emden ou quelque chose comme ça. » L’Allemagne !

La carte suivante continuait à avancer et passait la côte au-dessus de la Norvège. J’ai continué à dérouler le parcours sur des centaines de kilomètres.

Trondheim !

J’ai fait un rapide calcul. 1 900 milles nautiques, aller-retour. 3 500 km. C’est incroyable ! Je ne savais pas qu’un B-17 pouvait aller aussi loin avec une cargaison de bombes. Et moi qui n’avais même pas pris de petit-déjeuner !

Qu’y a-t-il à Trondheim ?

C’est Doug que ça regardait. Tout ce que j’avais à faire, en tant que navigateur, c’était de nous y emmener.

Un grognement. Rien d’autre à ajouter.

 

Comme d’habitude. Prévol. Démarrage des moteurs. Roulage. Point fixe. Le bombardier et le navigateur qui quittent le nez de l’avion pour aller se mettre derrière les pilotes. Le regard fixé sur la tour de contrôle. Fusées vert-vert. Les quatre manettes de gaz en avant. Rugissement des moteurs. Freins lâchés. Les grincements qui commencent. Le terrain qui défile. Le fermier Draper, avec ses chevaux. Il fait un signe de la main. Drôle de guerre.

Décollage. Grincement du train qui se rétracte. Volets rentrés. Mise en palier. Virage à gauche. Montée.

 

« Commandant de mission au navigateur ». J’étais de retour dans mon compartiment, mon casque connecté.

« Je vous écoute, mon colonel.

— Nous allons rassembler l’escadron à 2 000 pieds au-dessus de Splasher 6.

— Roger, mon colonel. » Qu’étais-je censé faire de cette information ?

 

D’après le journal que le lieutenant Gonzales m’avait préparé, nous étions censés avoir rendez-vous avec les 350e et 351e escadrons au-dessus de Framlingham à H+58, soit 05 h 58 du matin. Comme je ne savais pas comment faire une procédure de rassemblement, j’ai dirigé notre escadron dans la direction générale, avec un peu d’avance. Alors que nous approchions du point de rendez-vous, j’ai demandé à Blake de tourner légèrement, puis de revenir sur le cap. Nous avons perdu une minute. Bien.

Les deux autres escadrons étaient là. Dans l’avion de tête de chacun d’eux, les mitrailleurs de tourelle dorsale ont tiré des fusées jaune-vert, pour s’identifier.

J’ai refait faire un virage en S à Blake, en observant les escadrons en l’air et Framlingham au sol.

Le 350e était plus bas que nous, le 351e plus haut. J’aurais aimé que l’un d’entre eux soit en tête. Je devais maintenant amener le groupe au rendez-vous avec l’escadre au-dessus de Great Yarmouth. Je commençais à sentir ma propre sueur. Je sentais les battements sourds de mon cœur. Malgré cela, j’ai eu un instant de plaisir en constatant l’absence de turbulences dans mon estomac. Je n’avais pas le mal de l’air. Apparemment, le fait d’être navigateur de tête me permettait de ne pas avoir le mal de l’air. Un mal pour un bien, maxime paternelle.

J’ai regardé à l’est et j’ai vu deux groupes de bombardiers qui tournaient au-dessus de la côte. Ils lançaient des fusées rouge-jaune et vert-vert. Le 95e groupe de bombardement et le 390e.

« Navigateur au pilote.

— Roger.

— Cap au 90. » Pas de chichis. Trajectoire directe.

« Radio au navigateur.

— Je vous écoute, Forkner.

— Quand voulez-vous les R.P. ?

— Pas maintenant. Je suis trop occupé à réunir la formation.

— Roger. Je serai prêt dès que vous les voudrez. »

Mon plan était de demander à Blake de suivre le groupe de tête dès qu’on arriverait à proximité de Great Yarmouth.

Nous avons vogué vers la côte, avec Thornton, tourelle dorsale, se servant du pistolet lance-fusée pour envoyer des signaux jaune-vert, notre code d’identification.

Environ cinq minutes avant l’heure du rendez-vous, le 100e a dépassé Great Yarmouth. J’avais prévu de faire un grand virage puis de me coller derrière le groupe de tête.

Ils étaient là. Les 21 avions du 95e plus haut que nous, le 390e plus bas. J’ai soudain eu des sueurs froides. Derrière les deux groupes, je voyais leurs surnuméraires qui venaient de quitter la formation. J’aurais préféré rentrer à la base avec eux.

Les deux groupes se sont alors glissés derrière nous.

Bon Dieu, je suis le navigateur de tête. Le pire navigateur du groupe qui dirige toute la 13e escadre. Maudit soit Bubbles Payne et maudite soit cette fille de Norwich.

« Pilote à navigateur. Le cap, s’il vous plaît. »

J’avais merdé. J’aurais dû lui donner bien plus tôt le cap à suivre, mais je n’avais toujours aucune idée de ce dernier.

Au crayon, le navigateur du briefing avait calculé les caps de chaque étape si le vent était conforme aux prévisions.

« 68 degrés, ai-je lu.

— Roger. » J’ai senti l’avion s’incliner sur la gauche et j’ai suivi le virage sur mon compas. L’aiguille s’est stabilisée. Nous étions en route.

 

2 500 pieds au moment où nous avons quitté la côte.

Nous avons volé et volé. Nous avons rencontré des cumulus qui s’élevaient à des milliers de mètres d’altitude. Ils n’étaient pas censés être là. Mon brief météo indiquait que le ciel était dégagé pendant toute la mission. Nous avons grimpé, à peine capables de voir nos ailiers qui resserraient la formation. Nous en sommes sortis à 18 000 pieds, soit 6 000 plus haut que prévu. Bien sûr, le vent serait aussi différent de ce qui était prévu. Impossible de voir quoi que ce soit pour vérifier notre position. Forkner a appelé : « Désolé, mon lieutenant, nous sommes hors de portée des émetteurs des radiobalises.

— Navigateur à radio, merci quand même. Pouvez-vous capter le signal de Berlin ? » C’était pour montrer que je pouvais encore plaisanter.

« J’ai essayé de trouver Axis Sally, mon lieutenant, mais impossible de lui mettre la main dessus.

— Essaie avec une autre partie de ton corps. » L’armée des branquignols.

« Merde, Saunders. » Blake sur l’intercom. « C’est sérieux.

— Désolé, mon capitaine. Sabord, terminé. »

Je pouvais sentir l’odeur de la cordite, la poudre brûlée lors des tirs de mitrailleuses pendant les missions précédentes. Je trouvais l’odeur tellement forte qu’elle me piquait les yeux. Je sentais la sueur me dégouliner de partout. Je devais sans cesse baisser le volume de ma radio. Est-ce que c’était l’équipage qui parlait plus fort ou moi qui entendais mieux ? Étaient-ce eux qui avaient peur, ou moi ?

Même si je transpirais, j’ai commencé à enfiler mon équipement d’altitude. J’ai remonté la fermeture éclair de mon pantalon molletonné, puis celles de mes bottes et de ma veste. Je les avais mesurées une fois : 12 mètres de fermetures éclairs. Pas étonnant que les couturières doivent se priver de cette denrée au pays. Masque à oxygène branché au tuyau, tuyau branché à l’alimentation. J’aurais dû mettre mon masque plus tôt, mais j’étais trop occupée à penser à autre chose. Erreur stupide. Sous-vêtements chauffants branchés à la prise de courant. Casque de vol, écouteurs en place et branchés. Laryngophone, branché. Lunettes de vol baissées. Gants remontés. Six tuyaux et fils pour me maintenir en vie et en contact avec l’équipage.

À ce moment-là, tous les surnuméraires étaient rentrés chez eux. Nous avons volé et volé, 63 avions seuls au-dessus du vaste monde. En formation relâchée, bercés par le bruit monotone des moteurs. Dans un ciel dégagé, des centaines de kilomètres de couche nuageuse en dessous, le soleil brillait.

Comme notre plan de vol était très différent de celui qui était prévu au briefing, je n’avais aucune idée de l’endroit où nous nous trouvions, ni du moment où nous atteindrions la côte norvégienne.

Les nuages ont commencé à se dissiper et nous avons pu apercevoir la terre. Je n’aurais pas pu rater le pays tout entier : ce devait être la Norvège. Une ligne de côte se dessine sur notre gauche et je me penche sur mes cartes pour voir où nous sommes.

Rien ne ressemble plus à un fjord de Norvège qu’un autre fjord de Norvège. Rien ne ressemble plus à un petit village de la côte atlantique qu’un autre petit village de la côte Atlantique : des bateaux de pêche, un bras de mer en guise de port, quelques maisons et une route qui part vers l’intérieur des terres. Je n’avais aucune idée du nom du village qui se trouvait en dessous de nous.

Mon problème était tout de même à moitié résolu. Tant que je garderais la côte à notre gauche, je serais sur la bonne route. Mais il fallait que je parvienne à identifier l’un des fjords, ou quelque chose d’autre, pour pouvoir obtenir une estimation de notre progression ou une ETA.

Nous avons volé, volé et volé, et je n’ai pas trouvé un seul point de repère que j’aie pu identifier. J’étais sur la bonne route, mais où sur la bonne route ? La Norvège a cessé d’être une ligne de côte pleine de fjords pour devenir un enchevêtrement d’îles que je n’arrivais pas à identifier sur mes cartes. Quelle galère !

Environ une demi-heure avant l’ETA sur l’I.P. prévue au briefing, je n’avais toujours pas de confirmation de ma vitesse au sol. Allais-je devoir appeler le commandant de mission pour qu’il demande un R.P. au commandant de notre escadron en position supérieure ?

C’était inimaginable. J’étais trop fier. On est de la trempe des vainqueurs ou on ne l’est pas. J’allais bien finir par identifier quelque chose.

En bas et devant, il y a eu une bouffée de fumée, puis une autre bouffée, et enfin beaucoup de fumée.

Un écran de fumée ! En essayant de protéger notre cible, les Allemands l’avaient révélée !

Le cœur battant à tout rompre, j’ai regardé le sol de Norvège. Un long bras de mer auquel sont reliés deux lacs ronds et plus petits. Je me suis précipité sur ma carte. Dans toute la Norvège, il n’y avait aucune autre étendue d’eau qui ressemblait à un pénis et deux testicules.

« Navigateur aux pilotes, ETA à I.P., huit minutes. Préparez-vous pour un virage à gauche vers le 285. Virage à gauche au 255 sur la cible. Bombardier, je ne constate aucune correction de dérive nécessaire. »

Toute une série de Roger, et on se prépare à larguer les bombes.

Derrière nous, le 95e a fait une légère embardée à droite ; et le 390e a pris une plus grande inclinaison, également à droite. Lorsqu’ils ont eu un espacement, ils ont reviré vers le bon cap. Les trois groupes se sont mis en formation de bombardement, les uns derrière les autres.

En douceur. Magnifique.

Doug aperçoit la cible et lève sa main gantée, le pouce et l’index en cercle.

« Bombardier, l’avion est à vous. » De Blakely.

« Roger, c’est le moment. Ouverture de la soute à bombes. »

Grincement, ralentissement de l’appareil. Mon anémomètre est descendu à 145, les moteurs sont montés dans les tours et l’aiguille est remontée à 150. Nous semblions à peine bouger. Nous flottions au milieu des explosions de flak, assez nombreuses.

C’était sans fin, sans fin. Des explosions tout autour de nous. Flak. Noires. Proches. Une détonation, et une secousse quand nous avons été touchés.

« Poste de queue ici. Biddick vient d’être touché.

— N’encombrez pas l’intercom pendant le bombardement.

— Wilco. »

Un type sympa, Biddick, doux, gentil. Juste avant la fermeture du bar des officiers, il commandait toujours un double double.

Retour à la mission.

Les bombes ont glissé le long de leurs racks. Une embardée, les ailes qui s’agitent. Retour à un vol en douceur.

« Pilote, virage à gauche vers le point de ralliement.

— Désolé, Croz, ici pilote. Notre escadron bas est largué derrière. Je dois réduire les gaz pour aider Biddick à suivre. Il n’a que deux moteurs.

— Roger, compris. »

Cinq minutes plus tard, nous nous dirigions vers le sud et je respirais difficilement, me remettant de l’excitation ressentie au-dessus de la cible.

Il fallait maintenant trouver le chemin de la maison.

Je ne voulais pas avoir à traverser tous ces nuages que nous avions rencontrés en allant vers le nord. Peut-être qu’une autre route serait dégagée et que je pourrais me repérer. Le vent du sud qui soufflait fort nous avait aidés à l’aller, mais il nous ralentirait sur le chemin du retour.

« Navigateur au commandant.

— Je vous écoute, navigateur.

— Mon colonel, je recommande une modification de notre plan de vol. Au lieu d’un vent de face à l’aller, nous avons eu un formidable vent arrière. C’est pourquoi nous avons atteint la cible avant l’heure prévue au briefing. Si nous repartons comme prévu, nous aurons un vent de face tel que je ne sais pas quand nous arriverons à la base.

— Ici le commandant de mission. Que recommandez-vous ?

— Que nous allions vers le sud-ouest jusqu’aux îles Shetland. Quand nous aurons quitté la côte norvégienne et que nous serons au-dessus de la mer du Nord, nous devrions descendre à 5 000 et retourner vers la base sous les nuages. Lorsque nous atteindrons l’Écosse, nous irons droit au sud jusqu’à Thorpe Abbotts. Le vol à vue à 5 000 pieds aidera Biddick à suivre. Nous gagnerons presque deux heures sur le moment de toucher terre, et si son zinc ne tient plus l’air, il se posera en catastrophe en Écosse, ou bien il trouvera une piste en urgence.

— Vous parlez avec sagesse, navigateur. Donnez-nous un cap. »

Juste à ce moment-là, nos mitrailleurs ont fait irruption, criant tous. « Bandits, Bandits ! Deux à neuf heures ! »

De notre avion et de toute la formation, nos 12,7 se mirent à jacasser. J’ai senti notre propre ra-ta-ta-ta, si rapide qu’il n’était presque plus qu’un bruit de cliquetis.

Thornton, depuis la tourelle dorsale. « Des rafales courtes, des rafales courtes, les gars. Vous voulez faire fondre vos canons ? »

J’ai vu des traçantes se diriger vers les Ju 88 qui arrivaient. Leurs canons de 20 mm nous faisaient comme des appels de phares.

Un mitrailleur a touché le premier Allemand, qui a explosé et a pulvérisé des débris sur l’escadron en position supérieure. Aucun de nos avions n’a été abattu alors que le deuxième avion ennemi nous dépassait par en dessous, poursuivi par nos balles traçantes.

Puis il a été touché, d’abord une traînée de fumée, ensuite une explosion, des débris dans toutes les directions. Aucun des pilotes allemands n’a sauté.

Une entrée dans mon journal de bord. Heure : 10 h 12. Lieu : 48 nautiques à l’ouest de Trondheim. Deux appareils ennemis détruits. Pas de parachutes.

J’ai donné aux pilotes le cap, sud-ouest, et nous avons commencé à descendre vers la côte norvégienne. Lorsque j’ai vu la côte devant moi, j’ai donné un cap de 225 degrés magnétiques. Je voulais donner l’impression de savoir ce que je faisais.

Au moment où nous avons franchi la côte norvégienne, la flak nous a de nouveau tiré dessus. Cela m’a permis de savoir où nous étions. J’ai regardé la carte. Les cercles rouges indiquaient les endroits où l’on savait qu’il y avait des batteries de flak. Une seule installation de flak sur toute la côte ouest de la Norvège, et j’étais tombé pile dessus.

« Poste de queue au commandant, ça ne tombe pas loin, mais aucun point pour les Allemands. »

Pendant la descente, j’étais tellement secoué que j’ai oublié d’arrêter l’oxygène. Je n’ai pas éteint mes sous-vêtements chauffants et je n’ai pas enlevé ma veste ni mon pantalon. J’ai commencé à transpirer. J’en ai senti l’odeur avant de me rendre compte que j’étais en sueur.

Nous sommes descendus à 5 000 pieds tout de suite, toujours dans les nuages. J’ai demandé aux pilotes de se mettre en palier. J’ai entendu le commandant de mission appeler les 390e et 95e : « Maintenez Devils 10 ». Notre altitude de base était de 15 000. Chaque millier de pieds plus haut correspondait à Angels 1. Angels 5 était à 20 000. Chaque millier de pieds plus bas correspondait à Devils 1. Nous étions 10 000 pieds en dessous de notre altitude de base.

À mi-chemin de la mer du Nord, j’ai corrigé mon cap à 200 degrés. J’ai tiré droit sur l’Écosse, une cible bien plus grande que les îles Shetland.

Nous sommes tombés sur des nuages environ une heure avant l’Écosse et avons entamé une nouvelle descente. Comment saurais-je quand nous aurons franchi la côte écossaise ? Et les garde-côtes écossais ? Allaient-ils nous tirer dessus ?

Le plus simplement du monde : à 3 000 pieds, nous sommes sortis des nuages et avons pu voir d’abord de l’eau, puis quelques bateaux, et enfin une ligne de côte.

« Navigateur aux pilotes, IFF, mon colonel.

— Ici Blake, Croz. C’est parti. » Il avait activé l’Identification friend or foe, le système d’identification « ami ou ennemi ». Il ne voulait pas plus que moi se faire tirer dessus par nos propres alliés.

J’ai donné un cap au sud et nous sommes descendus le long de la côte écossaise.

« Navigateur à l’équipage, Édimbourg sur notre droite. On ne l’a pas vue hier.

— Poste de queue au commandant, Biddick est tombé, mon colonel. »

C’est alors que j’ai commencé à m’inquiéter.

Quelle était la punition pour un navigateur qui s’était autant planté que moi ? Je n’ai jamais su où j’étais. J’avais complètement oublié que je devais transmettre par radio un relevé de position en code toutes les quinze minutes. Je n’ai pas averti les groupes suffisamment longtemps avant l’I.P. Si les Allemands n’avaient pas levé leur écran de fumée, nous aurions pu continuer comme ça jusqu’au cercle polaire.

J’avais tout fait de travers. J’avais raté le rendez-vous. J’aurais dû donner des relevés de position au radio et une confirmation de bombardement, qu’il était censé envoyer en code au QG. Rien de tout cela.

J’ai quitté la trajectoire prévue. Comme je ne pensais pas pouvoir me repérer au-dessus de la Norvège, je nous ai emmenés en Écosse. Au lieu d’être en altitude la plupart du temps, je nous ai ramenés au ras des flots.

Quelle était la punition pour ce genre de choses ? La cour martiale ? Me clouer au sol ? Cela ne serait pas trop grave. Me renvoyer aux États-Unis ? Ce serait l’humiliation.

Sur le chemin du retour, je n’ai pas calculé de cap. Je n’ai pas calculé d’ETA. Je n’ai rien inscrit dans mon carnet de route. Tout ce que j’ai fait, c’est rester assis, suer, puer et m’apitoyer sur mon sort. Je me suis rendu compte que je n’avais même pas eu le mal de l’air. Je n’ai même pas utilisé un seul sac en papier.

Lorsque nous avons atteint le Wash, j’ai reconnu le renflement de l’Est-Anglie qui dépassait dans la Manche. Le colonel Harding a rassemblé le groupe, et la formation relâchée s’est mise en V serré. Vingt appareils. Biddick manquait à l’appel. Il a peut-être été abattu par la flak sur laquelle je nous ai précipités au-dessus de la côte norvégienne.

Le 95e et le 390e ont chacun lancé une dernière fusée et se sont dirigés vers Horham et Framlingham.

Nous avons survolé la base dans une formation parfaite. Aucune fusée rouge-rouge, aucun blessé à bord. Un avion manquait à l’appel.

Après l’atterrissage, j’ai décidé que je ne pourrais pas supporter le débriefing. Je suis sorti du nez de l’avion et me suis laissé tomber au sol. L’impact m’a fait mal aux chevilles, encore gelées. Sans parler à l’équipe au sol, j’ai quitté le béton de la piste et je suis parti à travers bois.

Il y avait environ 500 mètres jusqu’à mes quartiers, mais j’ai marché, en évitant tout contact avec quiconque. Lorsqu’un militaire m’a proposé de monter dans sa jeep, je lui ai fait signe de partir.

Sur le site du 418e, il n’y avait personne. Je suis entré dans notre cabane Nissen. Elle était vide. Je me suis laissé tomber sur mon lit. La sueur. L’odeur de la peur et de la honte. Je ne pouvais pas me résoudre à enlever mes vêtements de vol molletonnés. J’avais oublié d’enlever le casque radio que je portais autour du cou. Je me souvenais avoir laissé mon parachute dans l’avion. J’aurais dû le ramener à l’arrimeur. Quoi d’autre ?

Les problèmes arrivaient.

J’ai entendu une jeep s’arrêter. On a frappé à la porte.

La cour martiale.

« Entrez.

— Mon lieutenant, je suis censé vous emmener aux Ops.

— Je sais. »

Pas de discussion pendant le trajet. Aux Ops, j’ai ouvert la porte, traversé l’immense salle et me suis dirigé vers le bureau du major Kidd où je pouvais voir le colonel Harding, le major Egan, les trois autres commandants d’escadron, et Blake. Blake était un type tellement bien. Je regrettais de lui avoir fait faux bond. Doug était là aussi.

Je suis entré, je me suis arrêté et j’ai salué faiblement le colonel Harding.

« Croz », c’est Jack Kidd qui parle. « Nous venons de recevoir un message de Wide Wing. Ils ont été impressionnés de vous voir passer aussi au nord, à peu près au même niveau que l’Islande ou la pointe de l’Alaska. La Royal Navy a reçu un communiqué de la résistance norvégienne. Vous avez mis dans le mille. »

Au moins, Doug n’avait pas d’ennuis. Il n’y avait que moi.

Jack Kidd a poursuivi. « Nous avons appris que l’autre escadre est bien arrivée à Bergen, mais que le bombardier ne pouvait pas voir la cible à travers les nuages. Ils ont ramené leurs bombes. »

Quel gâchis ! Tout ce temps passé dans les airs, et pas une seule bombe de larguée.

« Une escadre ne s’est jamais présentée à son rendez-vous à cause des nuages dans sa zone, et elle a abandonné avant même d’avoir quitté l’Angleterre. L’autre escadre est allée à Heroya et a bombardé une usine d’aluminium, mais leur mission a été courte comparée à la nôtre, jusqu’à Trondheim. »

C’est alors que le colonel Harding a pris la parole.

« Votre timing était si parfait que nous avons touché les abris pour sous-marins ou quoi que ce soit d’autre que nous visions pile au moment où les ouvriers étaient en pause déjeuner, et pile au moment où les Allemands relevaient la garde. Il n’y avait donc aucun Norvégien et deux fois plus d’Allemands sous nos bombes. La résistance norvégienne pense que c’était calculé, et ils adorent les Américains.

« On ne nous a toujours pas dit quelle était notre cible, mais elle devait être importante. Wide Wing dit que nous avons coulé un U-Boot, endommagé un destroyer norvégien et incendié les installations côtières. À en juger par la fumée, nous avons peut-être touché l’usine à gaz. Wide Wing ne dit rien d’autre sur ce qu’il y avait là-bas. Les Britanniques sont contents de nous parce que nous avons détruit les abris des sous-marins qui poursuivent les cargos américains et anglais qui ravitaillent les Ruskoffs à Mourmansk.

« Les Allemands étaient tellement furieux qu’ils nous ont envoyé la moitié des Ju 88 de la Luftwaffe. Ils ont eu du mal à vous localiser parce que vous gardiez le silence radio. »

Je me souvenais maintenant des R.P. que j’avais oublié d’envoyer.

« Et quand vous avez décidé de voler à basse altitude sur le chemin du retour, vous les avez vraiment perdus. Les Allemands n’ont pas pu vous trouver sur le radar. Seuls deux Ju 88 nous ont trouvés, et nous les avons eus tous les deux. Vous vous êtes rapidement mis hors de leur portée en traversant en direction des Shetland. »

Le colonel Harding a continué. « Bucky Egan m’avait dit que vous étiez un bon navigateur, mais c’est encore mieux que ce à quoi nous nous attendions. La 8e Air Force nous a demandé de me citer pour une Silver Star et de citer les officiers de votre équipage pour la Distinguished Flying Cross.

— Et Biddick, mon colonel ?

— Il va bien, il a deux hommes blessés, mais rien de grave. La piste de la RAF sur laquelle il a atterri était trop courte, mais il a pu être ralenti quand il est entré dans le jardin du commandant.

— C’est du Biddick tout craché », dit Blake.

Puis il s’est tourné vers moi. « On dirait que tu fais partie de notre équipage, à présent. »

C’est ainsi que j’ai obtenu ma première médaille. C’est ainsi que j’ai commencé un travail qui me dépassait largement. C’est ainsi que je me suis retrouvé pris dans les rouages de la machine de guerre de l’U.S. Army Air Corps.

★★★