Extrait de L'Exauceur

Chapitre 1

L’intrusion

Une odeur de brûlé flottait autour de la maison. Pas celle, agréable, d’un bon feu de cheminée. Celle, âcre et agressive, de la cadmie. Celle qui résultait d’un acte de magie.
Au moins, je suis sûre d’être au bon endroit, se dit la silhouette encapuchonnée. Il faut juste que je trouve comment entrer.
Le portail en fer massif était infranchissable. Les deux battants – qui s’élevaient à une hauteur de cinq bons mètres et devaient au moins peser deux tonnes chacun – étaient cadenassés en leur centre par une lourde chaîne munie d’un verrou inviolable.
Inviolable à moins d’être un huissier assermenté… ou un forgeron !
Une chaîne plus légère, celle de la cloche, pendait mollement d’un trou percé dans le pilier droit. L’intrus jugea utile d’actionner le mécanisme mais n’obtint aucun résultat.
Pas de cloche pour s’annoncer… Comme je l’avais prévu…
Le visiteur nocturne s’éloigna du portail par la gauche, longeant le haut mur d’enceinte. D’un coup d’œil, il évalua la difficulté et estima que ça ne valait pas le coup de risquer de se rompre la colonne vertébrale en tentant de l’escalader. À l’angle s’élevait une petite tour, ronde et aveugle, trop haute et trop lisse. Un peu plus loin, un petit bosquet de trembles avait pris ses aises et s’adossait au mur. Les arbres semblaient avoir poussé là à dessein. En s’étendant, les racines avaient soulevé la base des pierres, formant une petite arche. Cette déformation arquée mineure s’était ensuite propagée verticalement en s’accentuant, si bien que les pierres du haut avaient fini par se desceller. Au fil des ans, suffisamment de pierres étaient tombées pour créer une véritable brèche. L’intrus grimpa avec agilité le long du tronc lisse et incliné de l’arbre le plus proche du mur. Arrivé au niveau de la brèche, il entreprit de prendre position sur le mur. Il tendit la jambe droite et cala son pied entre deux pierres. Lorsqu’il lâcha le tronc, il se retrouva un instant en déséquilibre. Tel un oiseau maladroit, il agita inutilement les bras, le temps de ramener sa jambe gauche et de placer son second pied à côté du premier. Il crut un instant qu’il allait tomber la tête la première et se briser le cou. Cessant de battre des ailes, il s’accrocha alors fermement au bord irrégulier de la brèche et, d’un solide coup de reins, rétablit son équilibre.
Il se trouvait à peu près à mi-hauteur du mur et avait une vue dégagée sur le parc. L’absence d’entretien était flagrante. L’endroit ressemblait à une jungle. Les rares statues étaient noyées sous la mousse et le lierre, au point que leurs socles devenaient invisibles. Au pied du puits, quelques morceaux de bois noir et deux petits cercles de fer rouillé attestaient qu’un seau avait été oublié là depuis des lustres. Sur la droite, au-delà d’un paquet d’arbres, se dressait la demeure du maître des lieux. La maison était en pierre de taille. Les toits d’ardoise luisaient faiblement sous la lueur du croissant de lune. Les fenêtres dépourvues de volets étaient peu nombreuses et de taille réduite. Aucune lumière ne vacillait derrière les carreaux. La nuit enveloppait l’endroit à l’extérieur comme à l’intérieur. L’épaisse bâtisse tenait à la fois du manoir et du petit fortin. Elle avait dû servir d’avant-poste ou de relais militaire en des temps plus incertains. Dans son ensemble, elle semblait carrée, mais en y regardant bien, de nombreuses tours arrondies, imbriquées les unes dans les autres, la modelaient et lui conféraient une complexité qui semblait aussi inutile qu’inesthétique.
Elle possède pourtant un certain charme, pensa l’intrus. Une beauté rustique indéfinissable.
Rassemblant le bas de son long manteau dans sa main, il se laissa tomber. Sa chute fut amortie par l’épais tapis d’herbes folâtres et de mousse qui envahissait la base de l’enceinte. Il n’avait produit aucun bruit en atterrissant, mais il attendit quand même quelques instants, accroupi dans les broussailles. Une fenêtre allait peut-être s’illuminer, une porte s’ouvrir ? Un veilleur de nuit pourrait surgir. Avec une arme. Sait-on jamais ? La silhouette encapuchonnée ne repéra aucun mouvement. Elle se redressa et traversa le parc, le bas de son manteau flirtant avec les herbes humides. Elle contourna le mur ouest, gravit en silence la volée de marche et se présenta sur le seuil, face à l’entrée principale. Au milieu de la porte était fixée une plaque de fer surmontée d’un anneau de la même matière. Mais rien n’était suspendu à cet anneau.
Il y a eu un heurtoir ici, autrefois. Mais, bien entendu, il a disparu lui aussi, comme la cloche du portail.
Devant l’impossibilité de manifester sa présence en frappant à la porte, le visiteur nocturne entreprit d’appeler. Il plaça ses mains en cornet autour de sa bouche et réfléchit un instant à une formulation qui soit à la fois polie mais suffisamment claire et ferme pour qu’on ne puisse pas l’ignorer. Aucun son cependant n’eut le temps de franchir ses lèvres. La douleur fut vive et, partie du sommet du crâne, elle se répandit jusqu’en bas de son dos, en glissant telle une onde irradiante le long de sa colonne vertébrale. Simultanément, sa vision se troubla et ses jambes se dérobèrent. Dans un bref éclair de lucidité, l’intrus pensa qu’il ne s’était finalement pas montré assez prudent. Puis il ne pensa plus à rien car il avait perdu connaissance.

 

Chapitre 2

Le réveil

C’est l’odeur acide et métallique de la cadmie frappant son nez de plein fouet qui l’accueillit à son réveil. Déjà perceptible autour de la propriété, l’effluence résiduelle magique était beaucoup plus forte à l’intérieur de la maison. Dans un premier temps, ses narines cherchèrent instinctivement à s’y soustraire. Mais c’était impossible. L’odeur imprégnait chaque centimètre carré de mur, de sol et de plafond. Elle était incrustée dans les meubles, les tentures et les tapis. Ses longs cils se mirent à battre. Elle ouvrit les yeux. Combien de temps avait-elle été plongée dans l’inconscience ? Dix minutes ? Une heure ? Aucune idée. Elle regarda en direction de la fenêtre. Il faisait nuit noire. L’aube était encore loin. Mais peut-être avait-elle dormi 24 heures ? Son premier réflexe fut de palper la bosse qui avait poussé sur sa tête. Ses doigts plongèrent dans son épaisse chevelure blonde et rencontrèrent l’hématome. Au toucher, il paraissait aussi volumineux qu’un demi-œuf de canard. Et il était très douloureux. Son second réflexe fut de mettre la main sur le tube métallique scellé qui contenait le message qu’elle transportait. Impossible, là encore. Le cylindre se trouvait dans son manteau ; or on l’avait débarrassée de ce vêtement – ainsi que de ses bottines – avant de l’allonger sur un canapé démesuré, sous un édredon en plumes, face à un feu de cheminée. Les grosses bûches sifflaient, soufflaient, craquaient, claquaient. Un jeune homme regardait l’âtre d’un air pensif. Il se tenait là, aussi immobile et silencieux qu’une statue. À contre-jour toutefois, son profil juvénile semblait se mouvoir, à cause du mouvement des flammes qui montaient, descendaient, dansaient, vacillaient. Était-ce le maître des lieux ? Se pouvait-il que le célèbre Exauceur soit cet adolescent imberbe aux traits délicats ? Il avait plutôt l’air d’un page, d’un messager ou d’un commis. L’Exauceur avait sûrement une autre allure, une autre carrure, une autre envergure. La stature d’un vrai maître du monde magique. En adoptant la position assise, mais toujours emmitouflée dans le duvet de plumes, elle remarqua que l’odeur du feu de bois ne parvenait pas à masquer celle de la cadmie.
— C’est vraiment infect, dit-elle. Cette odeur.
Elle s’en voulut aussitôt d’avoir prononcé ces mots. N’importe quelle autre introduction eut été meilleure que cette remarque déplacée. Mais il était trop tard. Le silence était rompu. Son initiative eut pour effet immédiat de mettre le jeune homme en mouvement. Il s’écarta de la cheminée et s’approcha du canapé, posant sur elle un regard froid et suffisant. Elle eut alors tout le loisir de le détailler. Sa taille était commune. Son corps mince semblait souple. Des mèches châtains voltigeaient autour de son visage aux proportions parfaites, balayant son front, son cou, effleurant ses épaules. Au-delà de la suffisance affichée, quelque chose de triste se dégageait de cette harmonieuse beauté. Ses yeux noisette semblaient voilés par l’affliction et le désenchantement. Il portait une ample chemise d’un blanc cassé aux manches retroussées dont les pans flottaient par-dessus son pantalon gris. Ses pieds étaient nus. Elle remarqua qu’il la détaillait lui aussi. Elle savait que ses cheveux d’un blond éclatant étaient en bataille et que l’édredon qui engloutissait son corps ne la mettait pas en valeur. Elle savait que son petit nez rond était irrité par l’odeur de brûlé et qu’il devait être aussi rouge que sa bouche cerise. Mais elle s’en moquait. Son visage ovale ne bronchait pas et ses yeux d’un bleu intense soutenaient le regard du jeune homme qui s’était immobilisé devant elle.
— L’énergie que l’on déploie lors d’une opération magique, dit-il en réponse à sa remarque, se consume au moment où l’acte s’accomplit. À l’issue du fait, demeure une odeur irritante qui laisse un goût de métal dans la bouche.
— Je sais ce qu’est la cadmie, monsieur. Je faisais juste remarquer que l’odeur était incommodante.
— Certaines personnes y sont plus sensibles que d’autres. Personnellement, je ne la sens même plus.
Le jeune homme s’en tint à cette réponse péremptoire. Ses yeux se détachèrent d’elle et il s’éloigna en direction de la porte de la grande pièce, lui tournant le dos. Elle se mordit la lèvre inférieure. Elle regrettait d’avoir été aussi cassante. Mais le ton qu’il avait employé et son petit topo sur l’énergie magique l’avaient irritée. Elle ne trouvait rien d’autre à dire pour tenter de se rattraper et de s’attirer les bonnes grâces de l’Exauceur (si c’était bien lui).
Avant de sortir, l’adolescent lui adressa quelques mots sans prendre la peine de se retourner.
— J’espère que Sturm ne vous a pas fait trop mal, dit-il.
Était-ce son imagination ou l’inflexion de la voix du jeune homme avait légèrement changé ? Son ton semblait – infinitésimalement – radouci.
— J’ignore qui est Sturm, répondit-elle sèchement, mais je ne suis pas près de lui pardonner l’œuf que j’ai sur le crâne !
— Ne soyez pas trop dure envers lui. C’est un rebut.
Elle faillit dire « qu’est-ce qu’un rebut ? » mais s’abstint. Elle ne voulait pas passer pour une idiote ou une inculte. Le temps de déplorer une nouvelle fois sa propre attitude, elle se fendit d’une réponse évasive.
— Alors dites à cet individu que je suis contrariée et que j’attends ses excuses.
— Vous lui direz vous-même. Il est en train de nous préparer un petit souper. Il nous attend dans la cuisine.

 

Chapitre 3

Le rebut

Dans la cuisine, l’odeur de cadmie était moins violente que partout ailleurs dans la maison. Ici, un mélange de parfums – le chou et le pain prédominaient – assaillait l’odorat. La porte de l’immense four à pain était encore ouverte et une chaleur intense occupait la pièce malgré ses dimensions impressionnantes. L’odeur du pain chaud attisait l’appétit. Deux énormes miches étaient posées sur la table en bois brut autour de laquelle un escadron de militaires aurait pu prendre place sans se toucher les coudes. La jeune fille avait récupéré ses bottines et son manteau. Elle était soulagée. Ses doigts effleuraient le précieux tube métallique qui était la raison même de sa présence en ce lieu. Le jeune maître était debout, les bras croisés, le dos appuyé contre une armoire géante en noyer. Il l’accueillit avec un demi-sourire.
— Vous pouvez retirer votre manteau.
— Merci. Ça va très bien.
— Il fait très chaud, ici. Mettez-vous donc à l’aise. Nous soupons dans un instant.
— Je vous répète que ça va.
Le sourire de l’adolescent s’étira et son ton se fit ironique.
— Je vous promets, insista-t-il, que personne dans cette maison ne vous volera le message que vous dissimulez dans votre poche.
— Ah bon ? fit-elle d’un ton plus assuré qu’elle ne s’en serait crue capable. Et pourquoi vous croirais-je, monsieur ? Que penser d’un endroit où l’on est accueilli à coups de bâton ?
Le jeune homme ne répondit rien. Il cessa de sourire quand Sturm (du moins la jeune fille supposait que c’était lui) qui jusqu’ici était occupé à touiller sa tambouille dans une gamelle se saisit soudain des oreilles du récipient, pivota et le déposa sur la table.
Quand elle l’avait aperçu du coin de l’œil en entrant dans la cuisine, quelques instants auparavant, elle n’avait pas remarqué que Sturm était penché en avant sur sa casserole. À présent qu’il lui faisait face, elle se rendait compte de sa taille et de sa corpulence. Pour faire simple, Sturm était une sorte de gigantesque créature mi-gorille mi-ours. Un être vaguement – très vaguement – humanoïde.
Ainsi, pensa l’adolescente, voilà donc un « rebut » !
Le système pileux de la bête pulvérisait toutes les normes, même celles du règne animal. Ses oreilles étaient deux étendards et ses yeux de minuscules billes noires enfoncées sous d’improbables arcades broussailleuses. Ses mâchoires prognathes, abondamment barbues, étaient fendues en deux par un simple trait signalant l’emplacement de la bouche dont deux crocs dépassaient allègrement aux extrémités. Sturm était habillé de vêtements simples cousus grossièrement, comme si on avait assemblé à la hâte des pièces disparates pour en faire un sarrau, un frocard et des jambières (ces dernières étaient reliées par une cordelette fixée dans son dos par un nœud double). Parachevant le tableau, un petit tablier en toile épaisse maculé d’innombrables taches de graisse protégeait l’ensemble. Affublé de ce tablier de commis, le colosse – que l’on sentait capable de briser d’une main l’échine d’un taureau sauvage – renvoyait une image assez comique. Mais sourire aurait été une erreur. Sturm n’avait l’air ni avenant ni sociable, ni porté sur l’humour. Son faciès dissuadait quiconque de tenter de démontrer le contraire. La surprise d’une telle rencontre dut se lire sur le visage de la jeune fille, car son hôte prit la parole.
— Un rebut n’apprécie guère qu’on le fixe. Vous devriez baisser les yeux, vous asseoir et faire honneur à sa cuisine.
— Vous ne m’accompagnez pas ?
— J’ai déjà dîné.
— Qui vous a dit que je n’avais pas dîné, moi aussi ?
— Votre estomac vous a trahi pendant que vous dormiez. Il grinçait et gargouillait si fort que j’ai cru que le coup de Sturm vous avait détraqué les intestins.
L’allusion à la sarabande menée par ses organes ne plut guère à la jeune fille. Un mélange de honte et d’offuscation la traversa. Elle s’assit sans plus de cérémonie, attrapa la louche plongée dans la gamelle et se servit une large portion d’une sorte de brouet fumant extrêmement compact de couleur indéfinie. Le plat préparé par Sturm confirmait la forte présence de l’odeur de chou dans la cuisine. Elle hésitait cependant à y planter sa fourchette. Le garçon remercia Sturm qui sortit de la pièce sans répondre. Une fois la créature partie, il prit place en face de l’adolescente.
— Outre sa fonction de veilleur de nuit, dit-il comme s’il poursuivait une conversation interrompue, Sturm fait office de cuisinier et de jardinier. Il fait aussi un peu de ménage quand les circonstances l’imposent. Il coupe du bois pour l’hiver, entretient la toiture.
Songeant au triste aspect du parc en friche, l’adolescente se dit en elle-même :
S’il est aussi doué pour la cuisine que pour le jardin…
Décidément rebutée par l’aspect du brouet, elle se saisit d’une miche de pain et coupa une belle tranche dans laquelle elle mordit de bon cœur. Pendant qu’elle mâchait la croûte parfaite et la mie fondante, le jeune maître des lieux lui lança un regard terne qu’elle ne sut interpréter. Puis il dit :
— Et si nous parlions un peu du contenu de ce fameux message ?

 

Chapitre 4

Le message

La petite pièce était perchée au sommet de la tour ouest de la bâtisse. C’était le point culminant de la propriété. De là-haut, on pouvait voir dans toutes les directions. La fenêtre qui faisait face à la porte donnait directement sur le parc. De l’autre côté, surplombant la porte, se trouvait un œil-de-bœuf ovale. Juché sur un escabeau, on pouvait admirer le ciel nocturne empli d’étoiles et les collines noires qui ondulaient, à l’est, à perte de vue, comme une mer immobile. La lucarne de droite donnait plein sud et s’ouvrait sur la forêt, dense et ténébreuse, que l’on devinait froide et humide. La dernière ouverture offrait une vue plongeante sur la rivière qui courait parallèlement au mur ouest du domaine. La pièce n’était accessible que par un petit escalier en colimaçon disposant des marches les plus étroites et des contremarches les plus hautes que la jeune fille ait jamais vues. L’emmarchement permettait à peine de poser son pied et il fallait de sacrés mollets pour gravir les degrés. Lorsqu’elle s’était trouvée sur la brèche du mur d’enceinte, elle avait déjà noté l’incongruité architecturale de cette tour ronde coiffée d’une pièce carrée en encorbellement. Elle s’était même fait la réflexion que si elle habitait là, c’est à cet endroit bizarre qu’elle choisirait de s’installer pour lire ses livres. Cette impression se confirmait maintenant qu’elle en découvrait l’intérieur. Cette petite pièce aurait en effet pu servir de bibliothèque. Elle en avait les dimensions requises : intime de par sa configuration et son espace au sol mais suffisamment haute de plafond pour accueillir des centaines d’ouvrages sur une mezzanine courant tout autour. Quant à la lumière, elle pouvait entrer de tous les côtés. Mais, à l’évidence, ce n’était pas cette fonction que le jeune homme lui avait attribuée. Il n’y avait aucun livre en vue. L’endroit était un grenier malodorant et poussiéreux, meublé de bric et de broc. Une sorte d’atelier équipé d’un établi vermoulu, d’une armoire bancale, d’une étagère branlante et d’un pauvre tabouret en bout de course. Pour ne rien arranger, c’était là que l’odeur de cadmie était la plus prégnante. Par endroits, la jeune fille pouvait même apercevoir le dépôt verdâtre que les résidus magiques finissaient par laisser sur les murs, les poutres et les plafonds.
— C’est là que je pratique, fit le jeune homme d’une voix éteinte confirmant ainsi ce qu’elle pressentait.
— Vous êtes l’Exauceur ?
— Mon nom est Jayden Grant.
— Vous êtes bien jeune pour être Exauceur.
— J’ignorais qu’il y eut un âge minimum requis, coupa-t-il d’un ton acerbe. Mais vous en savez certainement plus que moi à ce sujet !
Elle se rendit compte – à nouveau avec un temps de retard – que ses propos avaient sans doute touché un point sensible. Elle tenta de se rattraper.
— Je ne sais pas grand-chose de votre fonction, en fait.
— Mais vous saviez qu’il fallait être invité pour entrer dans la demeure de l’Exauceur. C’est pourquoi vous avez cherché à sonner au portail puis à frapper à ma porte.
— Je ne sais que répondre, fit-elle, prise au dépourvu.
— Ne répondez rien. Mais notez bien ceci : vous n’avez pas été invitée à entrer. Vous étiez inconsciente lorsque vous avez franchi le seuil de cette maison. Vous étiez blessée et c’est contraint que je vous ai introduite chez moi pour vous soigner. Par conséquent : je ne suis pas obligé d’accéder à votre requête. Je consens cependant à entendre votre histoire et votre demande, mais gardez bien à l’esprit que rien ne pourra me forcer à vous venir en aide.
Les règles du jeu étant posées, la jeune fille sentit qu’il allait falloir jouer une partition des plus subtiles pour parvenir à ses fins. Elle déglutit et s’éclaircit la voix.
— Je m’appelle Méline, commença-t-elle. Je suis la confidente et la suivante de la princesse Loéline. C’est elle qui m’envoie.
— Je ne connais pas cette personne, soupira Jayden. Des princesses, il en existe des tas !
— Celle-ci se sent isolée, menacée et désespérée. Elle a besoin de vous. Ou plutôt de vos services.
La jeune fille plongea la main dans son manteau et en sortit le cylindre.
— Voici le message qu’elle m’a chargé de vous remettre en mains propres.
Jayden Grant s’empara du tube métallique que Méline lui tendait. En attrapant l’objet, son index frôla le pouce de l’adolescente. S’il s’en aperçut, il ne le manifesta aucunement. Mais ce contact, pour fugace qu’il fut, eut sur Méline un effet des plus déconcertants. Elle frissonna.
Ainsi, se dit-elle, ce qu’on raconte est vrai. Les mains des magiciens sont réellement chargées d’une sorte d’énergie capable de transmettre des ondes à ceux qui les touchent.
Quand Méline émergea de son trouble, Jayden était en train d’examiner le cylindre d’airain magnifiquement ouvragé. Un sceau royal en cire noire bouchait l’une de ses extrémités. Les motifs du sceau répétaient ceux qui se trouvaient gravés sur le métal.
— Pampre et branche d’olivier, murmura le jeune homme. La province des Monts Noirs.
— Ce pays vit actuellement la période la plus noire de son histoire. Et s’apprête à sombrer dans le chaos et l’horreur. Tout est expliqué dans le message.
Jayden semblait s’absorber dans la contemplation des décorations du tube d’un air absent. Cette attitude agaça Méline.
— Eh bien ?! le tança-t-elle. Qu’attendez-vous ? Brisez le sceau ! Lisez !
Jayden demeura silencieux puis, d’un geste las, il lui rendit le cylindre en la fixant d’un regard qu’elle ne sut déchiffrer. Son visage avait-il pali ? Elle n’en était pas certaine.
— Je ne lirai rien, murmura-t-il. Rien avant que vous ne vous soyez acquittée du paiement.

 

Chapitre 5

Le paiement

Méline déposa sur l’établi une bourse de cuir fermée d’un lacet de la même matière. Ce petit sac – qui avait voyagé dans l’autre poche de son manteau – contenait une somme coquette qu’elle espérait suffisante pour le paiement.
— Voici l’or ! annonça-t-elle avec une sorte défi dans la voix. Deux cents pièces frappées à l’effigie du roi Adalhard, 3e du nom !
Deux cents pièces représentaient une véritable fortune. Mais c’est avec un air de parfaite indifférence que Jayden s’empara du sac, dénoua le lacet et vida son contenu sur l’établi. Les pièces d’or tombèrent, roulèrent et se répandirent sur le plateau de bois, produisant un tintement musical. La jeune fille observait la scène avec circonspection.
Que fait-il ? se dit-elle. S’apprête-t-il vraiment à me faire l’affront de recompter la somme ?
Soudain, un étrange langage sortit de la bouche de l’adolescent. Son visage avait repris des couleurs. Sa voix était plus rauque, plus basse. Elle ne cadrait pas avec son visage juvénile. Les paroles qu’il prononçait étaient incompréhensibles.
Une formule magique, pensa Méline. Mais pourquoi…
Elle n’eut pas le temps de se poser la question jusqu’au bout que les pièces se mirent à frémir en crépitant, comme si l’établi s’était changé en poêle à frire et qu’elles étaient en train de cuire. Une seconde s’écoula et les pièces devinrent floues. Une autre seconde et les pièces n’étaient plus des pièces. Méline avait du mal à y croire, mais ce qu’elle voyait à présent sur l’établi, c’étaient des grains. Des grains de seigle ou d’avoine, elle n’aurait pu le dire avec certitude. Ses yeux papillonnèrent pour tenter de dissiper l’illusion. En vain. Ce n’était pas un mirage, c’était réel : l’établi était couvert de grains !
Mais Méline n’était pas au bout de ses surprises. Quelques instants seulement après que l’or eut pris l’apparence de céréale, un vague bruit de galopade se fit entendre dans la pièce. La jeune fille regarda autour d’elle et poussa un cri. Une dizaine d’énormes rats couraient sur le plancher, rappliquant à toute vitesse vers l’établi qu’ils escaladèrent en un clin d’œil. Les rongeurs se jetèrent sur les grains et les dévorèrent avec voracité. Ce spectacle la fit frissonner. Méline fit deux pas en arrière, incapable cependant de détacher son regard de ces rats monstrueux (en avait-elle déjà vu d’aussi gros de toute sa vie ?) avalant ce qui avait été une fortune en or sans en laisser la moindre miette. Une fois leur festin terminé, les rongeurs quittèrent la table et repartirent en galopant pour se fondre dans les fissures des murs. Quelques secondes supplémentaires furent nécessaires à Méline pour maîtriser ses tremblements et intégrer ce à quoi elle venait d’assister. Une fois qu’elle eut repris ses esprits, elle balbutia :
— Où… Où est l’or ?
Jayden Grant émit un petit rire mesquin, désagréable.
— L’or ? Quel or ?
— Les pièces que je vous ai remises à l’instant.
— Je ne vois aucune pièce dans cette pièce, fit l’adolescent d’un ton évasif (il semblait même assez satisfait de son mauvais jeu de mots).
— Monsieur, gémit Méline, cette fortune m’a été confiée par ma maîtresse et j’en suis responsable. Alors, je vous supplie de cesser de me tourmenter !
— Vous avez raison, fit Jayden en se fendant d’un sourire narquois, je vous taquine !
Face à l’attitude puérile et déplorable du jeune magicien, Méline retrouva toute sa combativité.
— Ma bourse est vide, fit-elle d’un ton plus ferme. Et vous savez, puisque vous avez fouillé mon manteau, que je ne possède rien d’autre. Cette somme devait servir à vous rétribuer et vous l’avez offert à ces… à ces horribles créatures ! Je ne comprends pas…
Jayden cessa de tourner la situation en dérision et se composa une expression sérieuse.
— Vous ne pensiez quand même pas que ces deux cents malheureuses pièces d’or serviraient à payer l’aide qu’on me réclame ?!
— Figurez-vous, asséna Méline, que c’est exactement ce que je pensais.
— Sottises ! ricana Jayden. Le tarif de mes services est bien plus élevé !
— Combien ? fit l’adolescente d’une voix hésitante.
Sans répondre, l’Exauceur lui reprit le cylindre des mains et le glissa dans sa ceinture. Puis il s’éloigna de l’établi d’un pas nonchalant, comme si la conversation était close, comme si l’affaire n’avait plus aucune importance à ses yeux. Avant de franchir le seuil de la porte, il s’immobilisa un instant et tourna la tête. Sans croiser le regard de Méline, il lança :
— Vous le saurez bien assez tôt !

 


Chapitre 6

le départ

La nuit était déjà bien avancée quand Méline avait quitté l’atelier de magie et rejoint la grande pièce où se trouvait « son » canapé. Jayden n’avait pas reparu. Sturm avait remis des bûches dans l’âtre et placé un pichet d’eau et une coupe propre sur la cheminée. Il n’avait pas prononcé une seule parole. L’adolescente commençait à croire que l’impressionnante créature était muette. Une fois seule, la jeune fille s’était débarrassée de son manteau et de sa robe et glissée sous l’édredon en plume. Une douce torpeur s’était emparée d’elle, mais elle n’avait pas réussi à fermer l’œil de la nuit. Elle se posait beaucoup trop de questions. Elle était bien trop inquiète. Le sommeil la fuyait. Elle avait ruminé ses pensées en fixant la cheminée. Les flammes dansaient pour elle. Le feu teintait les vieux meubles et les tentures de miel et d’oranger. Elle repensait au doigt du magicien qui l’avait frôlé et à la sensation que ce contact avait provoqué en elle. Elle se demandait pour quelle raison Jayden s’était comporté de manière aussi discourtoise au moment du paiement. Inconsciemment, elle lui cherchait des excuses.
Peut-être, se dit-elle, est-il tout simplement mal à l’aise avec les questions d’argent ?
Mais les faits demeuraient ce qu’ils étaient. Elle n’avait plus d’or. Elle ne savait pas s’il avait pris connaissance du message. Et – par-dessus tout – elle ignorait s’il allait accepter la mission et se rendre avec elle dans la province des Monts Noirs. La suite du programme dépendait uniquement de la volonté de l’Exauceur. Et apparemment, il était imprévisible. Toutes ces interrogations sans réponse lui donnaient mal à la tête. Il était clair qu’elle aurait dû détester Jayden Grant. Pour son arrogance, son manque de considération à son égard et son côté puéril. Mais, bizarrement, elle n’y parvenait pas.
Quand l’aube eut blanchi les fenêtres, les couleurs de la pièce prirent une teinte crue, froide, grise. Dans la cheminée, les bûches n’étaient plus qu’un tas de cendres et la jeune fille n’osait s’aventurer hors de son tas de plumes. Elle savait que le froid la saisirait dès l’instant où elle poserait un orteil par terre. Et puis elle avait entendu des portes s’ouvrir et se refermer, des pas, des objets qu’on déplace et des paroles prononcées du côté de la cuisine. Les échos de cette activité domestique l’avaient décidée à se lever et à rejoindre son hôte.
Dans la cuisine, elle trouva Sturm affairé devant les fourneaux. Le rebut lui présentait son dos, comme la première fois. S’il l’avait entendue entrer, il ne donnait pas l’impression d’avoir envie de se précipiter pour la servir. Le pain de la veille se trouvait toujours sur la table, à l’endroit précis où elle l’avait laissé. En se coupant une belle tranche, elle se demanda si c’était là tout le petit-déjeuner qui lui serait offert. Jayden entra et donna quelques consignes à Sturm puis ressortit aussitôt sans lui adresser un regard. Le magicien semblait avoir oublié la présence de sa jeune visiteuse. Méline lui emboîta le pas et tenta de lui adresser la parole à plusieurs reprises, mais Jayden ne se donna même pas la peine de lui répondre. Il semblait absorbé par les préparatifs d’un départ qui paraissait imminent. Méline se résigna. Elle monta dans la petite salle d’eau pour faire un brin de toilette et s’habilla chaudement. Une fois prête, elle se posta sur le seuil de la porte et observa. Sturm faisait des allers-retours entre la cuisine et une dépendance située au fond du parc. Des hennissements s’échappaient de temps en temps de ce petit bâtiment et Méline en avait logiquement déduit qu’il s’agissait d’une écurie.
Des chevaux sont sollicités, se dit-elle, mais j’ignore toujours si je fais partie du voyage…
Vers le milieu de la matinée, Jayden passa en trombe devant elle. Il s’était changé. Il avait chaussé des bottes de cuir noir qui lui montaient jusqu’à mi-cuisse. Les talons, assez hauts, lui valaient quelques centimètres supplémentaires. Sa veste de cuir, également noire, était ceinte à la taille par une ceinture équipée d’une grosse boucle en argent ciselé. Sa tête s’ornait d’un chapeau à trois cornes du plus bel effet et il avait noué ses cheveux en catogan. C’était une tenue simple et très confortable pour le voyage, mais elle ne put s’empêcher de lui trouver une élégance folle. L’adolescent s’engouffra dans la dépendance et en ressortit en tirant la bride d’un magnifique cheval blanc. L’apercevant sur le perron, il l’apostropha.
— Alors ? lui lança-t-il. Êtes-vous décidée à nous accompagner ? Ou bien comptez-vous demeurer ici pendant que nous cheminons à destination de votre pays ?
Méline ne jugea pas opportun de répondre à cette provocation. Elle voulait à tout prix éviter de paraître désobligeante. Elle réprima un sourire et pénétra à son tour dans l’écurie où un deuxième cheval sellé semblait l’attendre. Celui-ci arborait une robe baie. Elle s’empara de la bride et l’entraîna dehors. Alors qu’elle rejoignait Jayden, Sturm se glissa dans la dépendance et en sortit à califourchon sur une double-jument grise, dont la robe était entièrement pommelée. Ce type de monture tirait son nom du fait que son dos était deux fois plus long que celui d’un cheval ordinaire et que sa hauteur était également beaucoup plus importante. L’animal pourrait ainsi transporter le rebut dont la taille et le poids étaient prodigieux. Les double-juments n’étaient pas des bêtes si courantes – on en croisait parfois sur les routes des Plaines Ordinaires mais presque jamais sur celles des Monts Noirs – et le mouvement synchronisé de leurs six pattes constituait une curiosité pour celui qui les découvrait pour la première fois. Et même la seconde. Sturm tirait derrière lui un cheval sans selle à la robe souris ainsi qu’une autre double-jument, de robe isabelle, chargée de sacoches en cuir et de sacs de toile qui devaient contenir des provisions. Le premier servirait de monture de rechange, la seconde de bât. Un long coffre plat était fixé sur le vaste dos de la double-jument à l’aide d’une cordelette. Méline ignorait ce qu’il y avait à l’intérieur. Sturm poussa ses montures au pas jusqu’au portail. Il descendit, tira une grosse clé de son sarrau et déverrouilla la lourde chaîne qu’il abandonna sur le côté, près du pilier. Il entreprit ensuite de repousser les deux battants. Aucun homme n’aurait été capable de réaliser un tel exploit. La force du rebut était phénoménale. Une fois tout le monde à l’extérieur de la propriété, Sturm fit l’opération inverse et remonta sur sa double-jument.
— En route ! cria Jayden Grant d’un ton presque enjoué.
Et il s’élança en tête à une allure qui fit penser à la jeune fille que le trajet ne serait pas de tout repos.

 

Chapitre 7

La mission

La première halte n’intervint pas avant ce qui sembla une éternité à Méline. La jeune fille avait fait le voyage aller à pied et, quand c’était possible, en calèche. Mais elle allait à son rythme et s’arrêtait quand elle était fatiguée, quand son estomac l’exigeait ou quand la plante de ses pieds la mettait au supplice. Le retour s’effectuait à un train d’enfer. Plaines, forêts et collines noyées dans une grisaille automnale constituaient l’essentiel du paysage. La monotonie s’ajoutait à l’épuisement. Mais autre chose préoccupait l’adolescente : elle avait beau scruter, elle ne parvenait pas à reconnaître la route qu’elle avait empruntée en venant.
— J’ai l’impression, fit-elle alors qu’elle attachait son cheval à un arbre, que nous nous sommes trompés de chemin.
Jayden Grant s’abstint de répondre.
— Votre demeure, insista l’adolescente, se trouve à l’ouest de Noirlieu et nous devrions chevaucher plein nord pour atteindre Pierrelongue. Or, d’après la position du soleil, nous nous dirigeons vers l’est.
— Nous empruntons une autre route, fit laconiquement Jayden.
Méline n’insista pas (elle avait appris à s’accommoder des réparties sibyllines de l’Exauceur). Sturm avait sorti de quoi grignoter d’une sacoche. Il déposa les galettes et le lard sur une pierre plate et alla s’asseoir plus loin pour dévorer sa portion (ou plus précisément sa triple portion).
— Sturm ne mange pas avec nous ? s’inquiéta Méline.
— Sturm est une expérience ratée, trancha Jayden. Il est laid et difforme. Il le sait. Il possède suffisamment de conscience, d’intelligence et d’autonomie pour savoir où est sa place.
Tandis que la jeune fille s’affalait sur l’herbe à la recherche d’un peu de confort, l’Exauceur mangeait debout, le regard rivé sur le lointain.
À quoi pense-t-il en cet instant ? se demanda Méline. Et pourquoi est-il toujours aussi brusque et inamical quand je l’interroge ?
Elle sourit car elle venait de s’apercevoir que le jeune homme ne quittait jamais ses pensées. Depuis la veille au soir, toutes ses considérations la ramenaient à Jayden Grant. Elle s’interrogeait constamment sur ce qu’il pouvait ressentir ou penser. Et son esprit lui suggérait des réponses.
Il n’aime pas partir en mission, se disait-elle. Il n’apprécie pas de se mettre au service de quelqu’un. Il aurait préféré ne pas accepter, rester chez lui. Il s’est senti obligé, il me le fait payer, voilà tout.
Tandis qu’elle se perdait en conjectures, Jayden finissait d’engloutir le lard séché et fumé. Puis ce fut au tour des galettes de disparaître.
— Vous ne mangez pas ? fit-il en la découvrant allongée dans l’herbe, sur le dos, en train de contempler le ciel gris.
— Si, répondit-elle dans un soupir. Mais je veux d’abord sentir la terre ferme sous mon corps. Chevaucher me donne l’impression d’être un pantin désarticulé.
— Parce que vous ne savez pas monter à cheval. Vous vous laissez rebondir comme si vous étiez un bagage. Or, vous n’êtes pas un sac, vous êtes une cavalière. Vous devez accompagner le mouvement de votre monture.
— Si vous le dites, soupira-t-elle.
— Nous ne nous attarderons pas, coupa-t-il. Vous devriez reprendre rapidement des forces.
— Avez-vous pris connaissance de la mission qui vous attend ?
La question avait fusé d’elle-même. L’adolescente se sentait tellement détendue qu’elle n’avait pas réfléchi aux conséquences de ses paroles.
— Oui, répondit Jayden avec un calme étonnant (alors qu’elle s’attendait plutôt à un accès de colère et à une bordée de jurons). La princesse Loéline souhaite débarrasser la capitale des Monts Noirs d’une vipère qui a mis le grappin sur son père. Elle juge cette femme dangereuse pour sa province et pour l’avenir de son peuple. Elle trouve que le roi Adalhard se montre d’une extrême faiblesse devant cette femme hautement perverse et manipulatrice.
— C’est fort bien résumé, souffla Méline. Le roi est incapable de dire non à cette punaise, de s’opposer à elle. Il fait preuve d’une lâcheté dont nul ne l’aurait cru un jour capable.
Jayden demeura songeur. Peut-être essayait-il déjà d’imaginer une méthode ou un sortilège pour éliminer ce fléau ? Il reprit :
— Le message parle aussi de jugements expéditifs et de condamnations à mort abusives.
— En effet, poursuivit Méline. Cette malveillante s’est autoproclamée « Grande Inquisitrice des Monts Noirs ». Chaque jour, elle instruit un nouveau procès… Et chaque nuit, ses sbires allument de nouveaux bûchers ! L’air de la capitale est empuanti par l’épouvantable odeur des chairs calcinées. Les hurlements des suppliciés traumatisent la population. Nombreux sont ceux qui ont d’ores et déjà entrepris de quitter la province…
Méline se tut et ferma les yeux. Elle revoyait mentalement les images atroces de ces spectacles nocturnes macabres où la mort embrasait la ville et où la terreur s’emparait de tout un peuple. Elle déglutit et essuya d’un revers de main les larmes qui commençaient à poindre au coin de ses yeux. Elle se redressa. Jayden Grant et Sturm étaient déjà remontés sur leurs montures.
— Ne traînons pas ! fit l’Exauceur. Il nous faut atteindre notre prochaine étape avant la nuit.

 


Chapitre 8

La sorcière

L’endroit semblait abandonné depuis des éons. La nuit qui était tombée depuis deux bonnes heures – une nuit sans lune – renforçait cette impression de solitude et de mélancolie. Le cœur de Méline se serra. Ses mains se cramponnèrent instinctivement à la bride de sa monture. Le château de pierres noires se dressait à une centaine de pas des trois cavaliers, au centre de ce qui avait dû être autrefois un parc bien entretenu. Les rares statues encore debout avaient perdu la blancheur de leur marbre et offraient leurs corps sombres au regard du visiteur imprudent. Toutes ces œuvres magnifiques étaient mutilées, tronquées, brisées. Au pied des socles, des têtes et des membres gisaient, à demi enfoncés dans une boue noirâtre dépourvue du moindre brin d’herbe. Les seuls végétaux encore visibles étaient les arbres, mais il n’en restait guère. Les plus robustes – ceux-là s’étendaient dans un rayon de plusieurs centaines de mètres autour de la bâtisse – étaient morts. Leurs troncs, tordus et courbés, semblaient avoir été frappés par la foudre. Certains ressemblaient à des corps humains qu’on aurait mis au supplice, indéfiniment. Les branches dénudées paraissaient des lames menaçantes. Alors que les trois voyageurs franchissaient une petite passerelle de bois, un épouvantable remugle frappa les narines de Méline. Un vague relent de cadmie se mêlait aux senteurs de moisi qui montaient du ruisseau desséché, mort lui aussi, au fond duquel macérait encore un fond d’humidité malodorante et de pourriture végétale.
— Quelle tristesse, songea Méline. Il flotte autour de ce lieu comme une aura de désolation. Une désolation contagieuse…
Les mots de Jayden Grant tirèrent la jeune fille de l’angoisse qui l’étreignait.
— Nous y sommes ! annonça-t-il d’une voix terne. C’est ici que nous passerons la nuit.
Méline frissonna à cette perspective.
— Qui habite ici ?
— Ce château est la propriété de la sorcière Nähdä.
— Une amie à vous ?
— Pas vraiment. Mais elle ne pourra pas nous refuser l’hospitalité.
Méline fut à nouveau saisie d’un frisson qui la secoua des pieds à la tête comme elle apercevait la silhouette mince et élancée d’une femme se détachant sur le seuil de la porte grande ouverte du château. De là où elle se trouvait, l’adolescente ne pouvait pas voir les détails de ses vêtements. Plissant les yeux, elle distingua un justaucorps sombre, une robe très longue largement ouverte sur le devant, d’immenses bottes et une paire de gants noirs qui remontaient jusqu’au milieu de ses biceps. Son visage était plongé dans la pénombre, elle n’en discernait pas les traits. Elle ne voyait que les deux flots de boucles noires qui s’écoulaient de chaque côté jusqu’à ses hanches.
— Jayden Grant ! murmura la sorcière dans un souffle. Tu ne manques pas d’aplomb ! Revoir ta sale petite figure ne m’enchante guère !
Sa voix était basse et douce, et contrastait avec ses propos. Elle poursuivit sur le même ton :
— Mais la solitude à laquelle tu m’as condamnée me pèse tellement que je suppose que toi et ton amie êtes les bienvenus dans ma modeste demeure…
Jayden ne se donna même pas la peine de répondre aux provocations de la magicienne. Il mit tranquillement pied à terre, imité aussitôt par les deux autres. Sans attendre qu’on lui en donne l’ordre, Sturm s’empara des brides des montures et s’éloigna sans un mot. L’Exauceur monta souplement la volée de marches qui donnait accès au perron et se plaça devant la sorcière. La femme le dominait d’une bonne tête. Ils s’affrontèrent quelques instants du regard, en silence, se soupesant mutuellement. Puis Jayden sourit et prit la parole.
— Tes accusations ne m’atteignent pas, Nähdä. Tout le monde veut ce qu’il ne peut pas avoir. Mais une fois qu’il l’obtient, il est trop tard. L’histoire ne peut être réécrite !
La sorcière lui décocha un regard haineux. Un éclair de rage illumina un instant ses magnifiques yeux sombres. Mais elle maîtrisa son envie de le gifler et afficha un sourire onctueux et sournois.
— Que fais-tu ici ? souffla-t-elle.
— Nous avons chevauché toute la journée, répondit le jeune magicien d’un ton sec. Nous sommes épuisés. Nous exigeons l’hospitalité. Nous passerons la nuit dans l’un des recoins malsains de cette bâtisse puante et nous repartirons demain aux aurores. Tu ne nous verras pas. Tu ne nous entendras pas. Tu n’auras même pas à nous nourrir. Dans l’intervalle, tu effectueras un travail pour moi et je te rétribuerai selon les tarifs en vigueur au sein de ta corporation.
Comme la sorcière ne réagissait pas, Jayden prit un air amusé et conclut :
— Tu vois, Nähdä ? Ce séjour ne sera pas aussi pénible que tu semblais le redouter… Il se peut même que tu en retires quelque chose de positif !
Sur ces paroles, la sorcière pivota d’un quart sur elle-même et étendit son bras vers l’obscurité angoissante de sa demeure.
— Je vous en prie… dit-elle avec un sourire sans joie. Entrez…

★★★