Extrait de La Vigie
Chapitre I
10 minutes avant d’entrer en territoire ennemi
C’est un voyage sans retour que j’entreprenais ce jour-là et, tandis que l’antique tram bringuebalait bruyamment vers le centre de Sheffield, je me tortillais mal à l’aise sur le siège trop dur. J’avais à peine plus de dix-huit ans et j’avais quitté mon emploi d’apprenti préparateur dans une grande pharmacie. Nous étions en juin 1940. Deux semaines auparavant, je m’étais porté volontaire dans la RAF, mais mon ambition de devenir membre d’équipage avait été balayée par un officier de recrutement très occupé. « Vous allez devenir artilleur », m’avait-il ordonné sans ambages. Et j’étais donc en route pour Blackpool et mon entraînement.
Quelques courtes semaines plus tard, j’avais prêté serment, on m’avait crié dessus, vacciné, équipé, j’avais défilé – semble-t-il sans cesse – sur l’esplanade ensoleillée, et j’avais tiré cinq balles sur le champ de tir avec un fusil antédiluvien : mon entraînement de base était terminé. Avec une soixantaine d’autres jeunes hommes, je pris la route au pas (en assez bon ordre) en direction de Perth, en Écosse. Notre mission : défendre une base aérienne.
Deux ans plus tard, malgré mes protestations et mes demandes répétées de formation pour devenir membre d’équipage, j’en étais toujours là, et j’avais été tenté d’entrer, à contrecœur, dans une nouvelle unité : le régiment de la RAF.
Toute frustration mise à part, j’avais apprécié la formation intensive. J’avais profité de toutes les occasions de participer à divers cours de tir : les mitrailleuses Lewis et Vickers n’avaient plus aucun secret pour moi, et j’avais développé un talent inné pour la reconnaissance des avions ; j’avais fait feu avec le 75 français sur le champ de tir d’artillerie et gagné une promotion. Mais, quoi qu’il en soit, le retour dans notre coin perdu d’Écosse m’avait fait réaliser à quel point mes espoirs de pouvoir intégrer un équipage aérien étaient minces.
L’enthousiasme était donc à son comble quand nous fûmes transférés à Detling dans le Kent. La tâche restait toujours la défense de l’aérodrome, mais il y avait enfin une chance de voir un peu d’action sur cette célèbre base de chasse. Notre unité s’installa gaiement dans ses cantonnements au milieu des vergers qui entouraient l’aérodrome, même si la cueillette qui venait améliorer l’ordinaire perdit assez rapidement de son attrait, sans parler des inévitables guêpes qui s’invitaient à la fête.
Les sorties aux bals du village voisin constituaient une distraction bienvenue, et c’est à l’une de ces occasions que j’eus la chance de rencontrer Anne, une jolie Wren – les auxiliaires féminines de la marine – qui était cantonnée à Chatham, non loin de là. J’appris que son père était un officier d’état-major de haut rang au ministère de la Guerre et, alors que nous envisagions de coordonner l’obtention de permissions pour nous rendre chez elle, j’éprouvais une certaine inquiétude quant à l’idée de rencontrer un individu aussi impressionnant et à sa réaction face à la relation de sa fille avec un humble caporal.
Cette rencontre, cependant, ne devait pas avoir lieu : un mois après notre arrivée dans le Kent, je fus enchanté de recevoir l’ordre de me présenter au centre de recrutement des équipages aériens à Londres. Un comité de sélection m’y attendait, ainsi qu’un examen médical rigoureux. En cas d’échec, je serais renvoyé dans mon unité. Après ces longues années d’attente, cette seule idée me consternait et j’avais du mal à trouver le sommeil.
Mes vieux camarades ne m’aidèrent pas avec leurs « à bientôt, Smithy, passe un bon week-end à Londres. » En me présentant au rapport à mon arrivée au centre de recrutement du côté de St John’s Wood, je fus surpris de constater que l’endroit était rempli de civils, tous plus ou moins de mon âge. Je m’assis et regardai autour de moi : l’atmosphère, avec ses rangées de chaises et leurs occupants traînant divers degrés d’ennui me faisait penser à une salle d’attente d’hôpital.
Comme j’étais le seul membre des forces aériennes présent dans la salle, je devins de plus en plus confiant dans ma capacité à être retenu. Il ne m’était jamais venu à l’esprit qu’un civil pouvait y arriver directement. Mais même si je pensais que mes états de service devaient me donner un avantage, l’appréhension me gagnait lorsque je me rappelais ce qui était en jeu.
L’attente semblait interminable. Enfin, nous fûmes dirigés vers une petite pièce, les copies d’examen furent distribuées et un temps limite fut fixé pour chaque sujet. Après avoir remis mes copies à l’officier qui présidait, je quittai la salle plus inquiet que jamais. L’épreuve de mathématiques, en particulier, avait été plus difficile que je ne l’avais imaginé.
Les jours suivants furent consacrés à un examen médical approfondi. Alors que j’étais confiant dans ma forme physique, je fus effondré de découvrir que j’avais échoué au test de vision des couleurs. Ce n’est qu’après un nouveau test que je fus déclaré « exempt de défauts d’acuité visuelle » et que, sous réserve de l’entretien final avec le comité de sélection, ma candidature pour la formation de mitrailleur embarqué put être envisagée.
Ainsi fut-il. Le comité accepta ma candidature, mon entraînement précédent de mitrailleur ayant fait pencher la décision en ma faveur.
J’entamais ma nouvelle carrière avec enthousiasme, et bien que les questions liées à l’hydraulique, aux explosifs, aux commandes de la tourelle Fraser Nash et de ses quatre mitrailleuses Browning, à la visée, au tir en déflection, etc. soient complexes, mon expérience me fut bien utile et je n’eus guère de difficulté à atteindre le standard élevé qui était attendu.
Les semaines et les mois de travail acharné culminèrent dans une affectation finale à Morpeth, dans le Northumberland, où nous reçûmes un entraînement pratique au fonctionnement de nos tourelles en conditions de vol. Il y eut d’autres exercices en conditions réelles avec les Browning jusqu’à ce que nous puissions trouver et diagnostiquer n’importe quel dysfonctionnement les yeux bandés.
Le mal de l’air que je ressentais au début s’estompa, bien que je me souvienne encore d’avoir ravalé le vomi qui me montait à la gorge pendant les exercices coordonnés avec les chasseurs.
Dans un Blackburn Botha qui évoluait au-dessus de la mer du Nord, je devais donner des instructions de manœuvres d’évitement pour contrer les simulations d’attaques d’un pilote de Spitfire particulièrement tenace. Je m’efforçais, quelque peu désespérément, de garder l’attaquant dans mon champ de tir tout en trouvant la bonne déflection. La combinaison d’odeurs nauséabondes d’essence, d’huile, d’enduit de tension et des réminiscences du mal de l’air de l’occupant précédent de la tourelle couplée à la vue de la ligne de côte loin au-dessous qui se soulevait à un angle insupportable quand l’avion plongeait faillit causer ma perte. Heureusement, je sortis de la tourelle et descendis dans le fuselage pour permettre au mitrailleur suivant de prendre ma place.
Les examens finaux eurent lieu vers la fin du mois de juin 1943. J’étais ravi de constater que j’avais réussi haut la main, et le grand jour arriva : nous nous rassemblâmes sur la place d’armes pour recevoir nos galons de sergent et nos insignes ailés, tant attendus, de mitrailleurs aériens.
Les avis d’affectation dans des unités d’entraînement opérationnel apparurent, et je n’en crus pas mes yeux lorsque je lus « 1351882 SMITH R à l’OTU Doncaster », juste à côté de chez moi.
Je n’étais pas très heureux d’arriver à la base aérienne de Finningley tout seul. Avant cette affectation, j’avais toujours fait partie d’un groupe – on trouve toujours une forme de sécurité dans le groupe au sein des forces armées : si vous n’êtes pas sûr de vous, vous pouvez toujours rester en retrait et laisser quelqu’un d’autre gérer la situation.
Le collectif apporte une sorte de connaissance commune qui vous permet d’enrichir vos compétences une fois que vous vous êtes adapté à votre nouvel environnement, tout en préservant dans un premier temps votre propre anonymat. C’est sur ces contemplations pleines de courage que j’approchais de la grille de la plus grande base de la RAF que j’avais vue jusqu’à présent.
Les unités d’entraînement opérationnel portaient bien leur nom. Nous y rencontrions et volions avec les hommes avec lesquels nous allions partir en opération. De façon générale, nous étions autorisés à constituer nous-mêmes nos propres équipages. Les premières semaines, nous recevions une formation avancée dans notre domaine. Quand les pilotes auraient achevé leur conversion sur Wellington, nous irions de l’avant avec l’entraînement en équipage.
Je fus finalement approché par un pilote canadien aussi grand que calme, le sergent Jack Cuthill originaire de Richmond en Colombie-Britannique – qui deviendra plus tard un squadron leader récipiendaire des DSO et DFC – qui me demanda si je voulais compléter l’équipe qu’il avait constituée. Le navigateur en était Geoff Thornycroft, de Manchester, un homme courageux que je pris immédiatement en affection. L’observateur-bombardier s’appelait Bob Trotter, était originaire de Durban et était un peu distant au premier abord mais, comme c’est souvent le cas, se révélait être une personne chaleureuse et gentille quand on apprenait à le connaître. L’opérateur radio, Ross Tobin (que nous appelions Toby) était un Australien de Melbourne qui, contrairement à beaucoup de ses compatriotes, était plutôt timide et réservé.
L’ambiance générale était plutôt froide lors de notre première rencontre : après tout, lorsque vous vous apprêtez à mettre votre vie entre les mains de parfaits inconnus, vous êtes en droit de manifester quelque prudence. Vous voulez autant que possible faire le bon choix, bien qu’à un stade aussi précoce, vous ne puissiez pas être sûr qu’une personne, y compris vous-même, résisterait à la tension d’un vol opérationnel.
Maintenant que le véritable entraînement allait commencer, il incombait à chacun de s’assurer qu’il accomplissait sa tâche aussi efficacement que possible – pas seulement pour sa conscience professionnelle et sa propre sécurité, mais aussi pour le bien de tous les membres de l’équipage.
Nous enchaînâmes les exercices sur le champ de bombardement voisin, puis les navigations et enfin de longs exercices de nuit. Ces activités permirent à tout l’équipage d’acquérir une expérience précieuse et, bien que je n’aie été qu’un simple passager pendant la plupart des exercices, je commençais à me sentir à l’aise dans ma tourelle. Des exercices occasionnels de tir air-mer venaient de temps en temps rompre la routine, mais j’étais en train de m’intégrer au sein de l’équipage, tout comme les autres membres et, bien que nous ne nous en soyons pas aperçu tout de suite, nous étions en train d’établir une relation de confiance mutuelle autour de notre skipper, notre pilote commandant de bord. Il était d’un calme olympien et semblait imperturbable.
Notre entraînement se poursuivit jusqu’à ce que nous puissions nous lancer dans les exercices les plus ambitieux avec confiance et en sortir avec succès. Finalement, avec cinq autres équipages, nous fûmes convoqués au briefing d’une opération au-dessus du territoire ennemi, une sortie de diversion sur la France occupée pour tenter de bombarder le quartier général d’une division dans la forêt d’Hesdin. Nous sûmes que les choses sérieuses allaient commencer et nous écoutâmes les officiers chargés du briefing avec une agitation grandissante.
Nous décollâmes dans le crépuscule en direction du nord de la France, et je me souviendrai longtemps du pincement au cœur que je ressentis lorsque Geoff annonça : « 10 minutes avant d’entrer en territoire ennemi. » Soudain, j’aperçus un chapelet de flak de petit calibre qui s’élevait un peu plus loin et je hurlai avec toute la suffisance possible l’information à tue-tête, pour m’entendre répondre de « la fermer » par notre imperturbable skipper.
Nous larguâmes nos bombes et prîmes le chemin du retour. Je détournai mon regard de la lueur en contrebas, me rappelant la mise en garde du chef mitrailleur qui martelait que regarder la cible n’était pas mon affaire. Je m’efforçais de scruter l’obscurité environnante et je faisais pivoter la tourelle d’un côté à l’autre, toujours avec le sentiment désagréable que lorsque je regardais d’un côté, quelque chose se glissait de l’autre. Je finis par la faire osciller continuellement, au grand désarroi du skipper qui pouvait en sentir l’effet sur les commandes. Puis, mécontent de moi-même, je stabilisai la rotation et me concentrai sur une recherche systématique tous azimuts vers l’arrière de notre avion.
Nous rentrâmes sans incident, avec le sentiment d’être de vrais vétérans. Nous avions terminé notre première opération sans avoir pleinement conscience de ce qui nous attendait.
Notre séjour à Finningley touchait à sa fin. Nous passâmes à Faldingworth, dans le Lincolnshire, où nous découvrîmes le puissant Lancaster, quatre moteurs et une tourelle centrale, ce qui nécessitait deux membres d’équipage supplémentaires, un mécanicien de bord et un mitrailleur.
Nous fîmes la connaissance de Tony Briton, notre mécanicien, qui avait été affecté directement depuis St Athan, au Pays de Galles, et qui avait une personnalité très attachante – il allait bientôt devenir le clown de l’équipage.
Dougie Aspinall, de Doncaster, notre nouveau mitrailleur de tourelle dorsale, semblait timide mais trouva sans peine sa place parmi nous, et nous nous estimâmes heureux d’avoir intégré ces deux précieux ajouts. Notre équipage comptait à présent sept membres.
Le skipper, avec l’aide de Tony, prit en main notre conversion sur Lancaster avec l’efficacité qui le caractérisait. Il n’y avait, pour moi, pas grand-chose de nouveau à apprendre car ma tourelle était identique à celle que j’avais laissée à Finningley.
Quelques semaines plus tard, nous étions affectés à un escadron opérationnel à la base aérienne de Wickenby, plus proche de Lincoln. Nous y arrivâmes dans la bruine d’octobre.
★★★

Ron Smith
La Vigie
Mémoires de guerre d'un mitrailleur arrière dans les Pathfinders
